
Le titre « The Rape of Europe », peut se traduire soit par
le viol soit par l’enlèvement d’Europe. Maxim Kantor avait déjà utilisé
ce titre en 2004 pour un tableau en demi-rotondo, un format très prisé à
la Renaissance, où le sujet exposé de manière centrale est
immédiatement perçu. Il représentait le crâne d’un Minotaure côtoyant
des coquillages de fonds marins, ceux probablement de la Méditerranée,
le lieu d’éclosion des grands mythes européens. Ce tableau sombre
pouvait être interprété comme une interpellation adressée aux
Occidentaux : voici ce qui vous reste de vos idéaux !
Dans ce sillage, l’artiste peignit en 2014, après l’invasion de la
Crimée, le tableau d’un squelette de Minotaure habillé d’un costume en
tissu militaire (voir Portfolio). Cette figure a les traits de certaines
de ses caricatures de Poutine et correspond bien à l’image initiale du
mythe, celle d’un monstre vorace, mais déjà promis à l’anéantissement.
Dans l’exposition à Luxembourg, on est loin de la représentation du mythe de l’enlèvement d’Europe par les autres artistes classiques (courte vidéo).
Tel n’est pas le projet de l’artiste. Poutine n’enlève pas une personne et ne la viole pas. Il arrache une statue, c’est-à-dire des idées liées à la civilisation européenne dont il dénonce le dévoiement.
Son tableau truculent et étrange peut s’interpréter à partir des
éléments de peintures antérieures recombinés autrement, auxquels il
ajoute de nouveaux détails.
Le fond rouge exprime la gravité de la situation :
un incendie, non pas du monde, mais du continent européen et de sa
culture représentée par la cathédrale que l’on retrouve dans le tableau
« Merry Cathedral » offert à l’église Saint-Merry en 2015,
avec la frise d’une foule partant en exil. À la place des gargouilles
figurant le mal, des dragons sur les tours en surplomb regardent les
effets de l’incendie.
Le personnage central démoniaque, aux longues oreilles,
des substituts aux cormes du Minotaure, enlève une Europe stylisée sur
une colonne de marbre qu’il casse : les racines grecques sont
brisées.
Le cou d’Europe est une tour de Babel que l’on retrouve
dans bien d’autres tableaux : elle signifie l’humanité vide de
spiritualité, symbolique que Maxim Kantor accompagne parfois d’autres
qui la contrebalancent : seule la foi chrétienne peut résister au
mal.
La tête d’Europe, ce carré rouge, avec deux yeux et une
bouche stylisée, représente ce qui est à la base de l’effondrement de
la culture européenne, la post-modernité, terme très global pour
désigner toutes les avant-gardes successives (dont le carré noir de
Malevitch) dont l’Occident est si friand, jusqu’à perdre son âme, répète
sans cesse Maxim Kantor alors que, lui, est resté attaché aux principes
des grands maîtres de la peinture et cultive l’art humaniste de la
Renaissance. Les trois serpents font figure de cheveux de la Gorgone qui
sidère tous ceux qui la regardent.
Au pied de Poutine les cochons en geste de prière
païenne représentent tous les intellectuels ou valets du néo-féodalisme,
catégorie politique globale dans l’organisation du monde que l’artiste a
pensée.
Les rats, vecteurs de la peste, gardent leur symbolique du mal qui ronge une Europe dont les valeurs sont menacées de disparition.
Et l’absent. Dans la plupart des tableaux où il peint
Poutine dans une attitude agressive ou de menace, Maxim Kantor lui
oppose une figure de résistance, une personne qui lit, en autoportrait
ou une allégorie de son père résistant idéologique, voire même un
chevalier ou une autre image de héros positif. Dans cette peinture, il
n’y a personne pour s’opposer à ce rapt, aucune allusion à l’Europe
politique qui pourtant s’est levée. C’est le tableau lui-même, en tant
qu’acte d’accusation, qui est un geste obligeant chacun.
Cette œuvre fascinante est avant tout une réflexion de philosophie
morale dénonçant les risques contre lesquels l’artiste nous mettait en
garde. Chez Maxim Kantor point de désespérance, mais une incitation à
la résistance par la culture.
Jean Deuzèmes
Voir et Dire a publié des articles sur Maxim Kantor à l’occasion d’expositions antérieures :