Maxim Kantor - Vernissage

Ignace Berten, dominicain, theologien et philosophe

Nous sommes tres heureux de ce que Maxim Kantor ait souhaite pouvoir exposer ses oeuvres dans notre eglise, alors que depuis plus de vingt ans, il est habitue a exposer dans de grands musees. Je voudrais dire ici la signification que cette exposition a pour nous, et pour moi en particulier.
Fin decembre 2006, j’etais a Luxembourg chez des amis, qui m’invitent a aller voir l’exposition de Maxim Kantor au centre culturel de Neumunster. La vue de ses tableaux et gravures me touche profondement, principalement sous trois aspects. Il y a d’abord la critique dure de la societe marquee par le capitalisme liberal, critique qui fait suite a celle tout aussi dure du totalitarisme sovietique : la democratie pervertie par les pouvoirs, l’ecrasement et la marginalisation des gens ordinaires. La peinture de Kantor a une dimension morale et politique fondamentale. Le systeme politique, economique et ideologique, qu’il soit communiste ou capitaliste, est violent et meprisant. La denonciation est expression d’une indignation. Mais il y a l’autre face du meme tableau : l’evocation de la vie quotidienne souffrante et l’image de la foule solitaire. Pour beaucoup la vie est tragique, elle est trop souvent une errance dans un monde prive de sens : errance evoquee par les chiens. Le regard de Kantor est un regard de profonde compassion, d’empathie avec la vie des gens. L’indignation est cependant plus qu’un cri. Comme Kantor l’ecrit lui-meme, par sa peinture, il veut etre la voix des sans voix, et garder la memoire de ceux qui arrivent a preserver leur personnalite et leur dignite malgre l’inhumanite du systeme. La tendresse avec laquelle sont peints les portraits de ses parents et surtout de son pere est l’expression symbolique de cette dignite du peuple au-dela de l’individualite de ses parents. Enfin, troisieme trait, l’utilisation croissante et de plus en plus explicite de symboles et themes religieux et plus specifiquement chretiens.  Trois oeuvres m’avaient frappe en ce qui concerne ce troisieme aspect. Il y avait d’abord la Tete de Jean-Baptiste, que nous retrouvons ici : autour du plat qui porte la tete se pressent le terrorisme et la lutte antiterroriste, le sexe, les privileges, l’ambition politique. Il s’agit la d’une actualisation de la violence de notre monde qui continue a tuer les prophetes. Un portrait etonnant de Jean-Paul II, un homme qui semble en plein desarroi a la lecture des journaux qui rapportent tous les bruits de ce monde : on retrouve ce theme dans le tableau Apocalypse qui est expose ici. Enfin, il y avait une eau-forte representant un Christ en croix, en noir et blanc, avec une rose rouge. J’avais vu ces jours-la une autre exposition a Luxembourg, de je ne sais plus quel peintre, qui denoncait aussi la societe, mais etait totalement nihiliste. Kantor me touchait parce qu’il alliait la denonciation a la compassion et la tendresse pour ce que vivent reellement les gens. Mais aussi parce que, dans la symbolique religieuse, il ouvrait a une esperance, a un sens qui s’affirme contre le non sens : la rose rouge.
De retour a Bruxelles, je cherche sur Google et trouve l’adresse electronique du peintre. Je lui ecris, dans mon tres mauvais anglais, en lui partageant l’emotion que j’avais vecue lors de la visite de cette exposition. Trois heures apres, j’ai une reponse de Moscou ! Kantor me dit qu’il est lui-meme touche par ma lettre et me demande qui je suis. Depuis lors un courrier regulier nous relie. Et Maxim me partage son chemin spirituel : la decouverte de la Bible et de la foi, la foi dans son expression catholique plus qu’orthodoxe, me precise-t-il. De fait, sa peinture religieuse est certainement bien plus catholique qu’orthodoxe dans sa forme : la force de l’expressionnisme, le rapport plus explicite, parfois violent, aux souffrances du monde et aux questions portee sur les contradictions et les traits antihumanistes de notre societe, tant le defunt monde sovietique que celui du capitalisme triomphant, ce capitalisme qui reagit peut-etre actuellement comme une bete blessee. Le grand Christ en croix, qui est ici expose, est impensable dans la spiritualite orthodoxe.
Au cours du careme 2007, Maxim m’ecrit qu’il travaille a une crucifixion, et que ce travail est fondamental pour lui. Le mardi de Paques, il m’envoie une photo du tableau qu’il vient d’achever, encore pose sur son chevalet. Je me sens profondement emu, et etonne. Cette figure de Jesus, cet homme nu, crispe. Nu comme l’imposait l’occupant romain, par mepris. Nu comme l’homme qui a ete enveloppe dans le suaire qu’on expose actuellement a Turin. Mais ce Jesus nous regarde, et ce regard transcende la violence et nous rejoint et nous interpelle. En contraste avec la durete de la figure, le jaune lumineux qui entoure la croix, et sur le sol rouge le crane de la mort vaincue…
Et Maxim m’interroge. « J’etais effraye en te l’envoyant, parce que je n’etais pas sur que tu pourrais accepter ma conception de l’image. C’est avec tout mon amour et tout mon coeur que j’ai essaye de peindre Son visage – mais certainement j’ai davantage peint l’homme que Dieu. Est-ce que le niveau de souffrance qui est ainsi represente est trop evident pour Dieu ? Je serais heureux de montrer cette peinture dans une eglise – mais je pense que l’eglise ne l’acceptera pas. » (26 avril 2007).
Voici donc que le tableau est present dans notre eglise. Sans doute touchera-t-il certains visiteurs, comme j’ai moi-meme ete touche, et en heurtera-t-il d’autres… Mais n’est-il pas une image poignante du Serviteur souffrant evoque par le prophete Isaie, qui a directement inspire les premiers disciples quand ils ont cherche a comprendre le sens de la croix ?
Face a ce Christ en croix, dans son expression dramatique, nous avons place la Procession pascale : une foule assemblee, en marche, porteuse de flambeaux, et qui semble monter vers le ciel. Marche dans l’esperance.
L’art de Kantor est acte politique : expression d’indignation et d’espoir tout en meme temps. Indignation face au tragique de l’existence humaine, un tragique qui n’est pas de nature, mais est l’effet d’un monde blesse par les forces qui le dominent et le manipulent.
Dans l’oeuvre picturale et graphique de Kantor plusieurs themes reviennent. Les journaux : comme ici dans « Unlimited Edition ». A l’arriere, de grands immeubles impersonnels ou se perd la foule solitaire. Les lecteurs semblent se perdre dans la lecture des journaux, dans l’ephemere dont ils sont le signe. Kantor a l’arriere semble lire un journal blanc tandis que son pere prend distance et s’interroge : qu’en est-il de l’etre humain et de sa destinee dans ce flot continu de nouvelles si souvent negatives ou insignifiantes ?
Et puis, il y a l’image presque obsedante des chiens, toujours des chiens perdus et errants, souvent ensemble, presence symbolique des gens deroutes, perdus, errant en quete de sens. Et les arbres bien souvent isoles, parfois brises : tant de solitudes… Cette solitude evoquee par la grande gravure ou de hommes et des femmes vaquent a la vie quotidienne dans des espaces clos, sans communication.
Mais ce sont aussi les trois arbres ici exposes : les arbres chez Kantor sont des arbres en hiver, depouilles de leurs feuilles, apparemment morts : mais on sait que la seve va remonter et faire fleurir la vie. Ces trois arbres sont comme un calvaire : au centre le Christ dont les branches vont s’enlacer a droite avec celles du bon larron, l’autre restant isole, quoique en son sommet il effleure l’arbre central : une esperance malgre tout ?
Kantor c’est aussi la tendresse et la compassion qui se revelent dans la figure de son pere, qui nous accueille a l’entree de cette exposition, ou aussi dans le dessin de ses parents, et celui des deux mendiants qui fouillent dans une poubelle, ou encore de l’unijambiste qui conduit l’aveugle.
Kantor a peint son Saint Dominique en vue de cette exposition dans notre eglise : le texte de la Bible en mains, entoure de trois chiens. Ces chiens ont ici un sens bien different de l’iconographie classique de saint Dominique, celui-ci etant souvent represente avec un chien portant une torche : la flamme de la parole de Dieu pour le monde. En peignant ainsi saint Dominique, entoure de ces trois chiens, dont deux cherchent de la nourriture et le troisieme est en attente d’un geste repondant a son attente, Kantor nous dit sans doute que nous, les freres de Dominique, nous sommes aujourd’hui appeles a etre porteurs de sens et d’esperance, a partir de la parole de Dieu, dans un monde difficile et souvent desaxe, ou tant de gens se sentent perdus, appeles a etre porteurs de lumiere comme celle qui rayonne de la croix du Christ. Par sa peinture, Maxim Kantor se sent appele a une vocation un peu analogue. Merci, Maxim, pour tout ce que tu nous donnes a voir et a entendre.
Bruxelles, 19.05.10